Nouvelle : Histoire de coeur

John Hellman n'allait pas très fort.

Certes, il n'était plus tout jeune, puisqu'il approchait de ses cinquante ans, mais il avait toujours mis un point d'honneur à se maintenir en forme. Depuis son service militaire, dans le corps des Marines des Etats-Unis, il avait conservé l'habitude du jogging matinal. Il se levait à cinq heures du matin, et courait une dixaine de kilomètres, avant de revenir prendre sa douche, et son petit déjeuner. Courir lui ouvrait l'appétit.

John aimait bien manger. Pas se goinfrer, mais faire un bon repas. Oui, c'était de la gourmandise, mais si Dieu avait mis sur terre autant de bonne nourriture, c'eut été un pêché que de ne pas la consommer... Et puis, ses heures d'exercice matinal avaient eu le bon gôut de lui éviter la brioche qu'ont tant d'hommes de cet age. Evidemment, les "tablettes de chocolat" de sa jeunesse avaient un peu fondu, mais il restait mince, et musclé. En fait, tout serait pour le mieux, si il ne souffrait pas des séquelles de son opération.

Il était à une des nombreuses réceptions auquelles son statut exigeait qu'il participe, discutant, riant parfois, et entretenant les contacts. Oui, les contacts. C'était la clef de son travail. Après tout, on ne le payait pas pour avoir des idées, mais simplement pour garder certaines personnes dans de bonnes dispositions. Et puis, le travail n'était pas si désagréable. Aller de réception en cocktail, de fête de charité en conférence de presse... on pouvait trouver pire.

A cette réception, il s'était trouvé mal. Non, l'euphémisme n'était pas de mise, ici. Il avait eu une attaque, inutile de se masquer la vérité. Cette jeune femme, tellement charmante, venait de lui tendre un verre, qu'il avait accepté sans hésiter, et il l'avait écouté poliment, sans l'interrompre. Elle débitait un tel flot de paroles ! Habituellement, John se serait excusé, et aurait rejoint d'autres invités, puisque c'était là ce qu'on attendait de lui. Mais pas cette fois.

Elle était si belle, et semblait tellement le dévorer des yeux en parlant, qu'il était resté. Un peu par curiosité, se demandant ce que cette jeune beauté, qui ne devait même pas avoir trente ans, pouvait bien lui trouver, mais également par fierté. Oui, il était heureux de constater que, malgré ses tempes grisonnantes, et les quelques rides qui commençaient à poindre sur son front, il pouvait encore plaire. Il l'avait donc écoutée monologuer, ne la quittant pas du regard, mais hochant la tête par ci, ou buvant une gorgée par là, pour se donner une contenance.

C'est là qu'il s'était senti mal. Peut-être était-ce l'excitation de plaire à cette sublime créature, ou peut-être était-ce la fatalité. Mais, quelle qu'en soit la raison, il avait ressenti une douleur à la poitrine, et avait tourné de l'oeil. Il s'était réveillé dans une ambulance, les sirènes hurlant, et la jeune femme lui tenant la main. Elle l'avait accompagné ! Il devait réellement lui avoir tapé dans l'oeil. Il était trop faible pour parler, à ce moment là, et elle ne disait rien, mais son sourire en disait plus long que n'importe quel discours...

Arrivé au George Washington University Hospital, il fut transporté d'urgence en salle d'opération. Il n'avait pas eu conscience que son état était si grave, mais déja on l'endormait à l'aide d'un masque à gaz. Un peu avant de sombrer dans l'inconscience, il avait cru voir les traits de la jeune beauté sur le visage de l'infirmière... Décidément, il était accro.

Cette fois, il s'était réveillé dans une chambre d'hopital. Sa poitrine ne lui faisait pas mal, malgré la cicatrice, qui faisait bien une quinzaine de centimètres. Il devait être sous anesthésiants. On lui avait installé un pacemaker, lui avait-on dit, et il le sentait. C'est incroyable, ce qu'un petit objet, pourtant léger, peut paraître lourd et encombrant une fois à l'intérieur du corps. Le médecin était passé le voir, et lui avait assuré qu'il s'habituerait à cette sensation, jusqu'à en oublier totalement le corps étranger. John en doutait, mais il aurait bien le temps de voir.

Il n'avait pas revu la jeune femme, depuis ce soir là, mais il pensait à elle presque en permanence. Il venait pourtant de passer plus d'une semaine en convalescence. Mais il pouvait attendre un peu : bientôt, il pourrait sortir, et reprendre une vie presque normale. Presque, car il devrait se passer de sport, le temps que la plaie cicatrise. Mais cela ne faisait rien, il en profiterait pour rechercher celle qui hantait ses pensées. Interroger les invités, examiner la liste, cela prendrait du temps, mais il en aurait à revendre. Et au pire, il pourrait prétexter une légère faiblesse pour glaner un peu de temps supplémentaire...

Enfin, après neuf jours alité, ponctués de visites de gens qu'il ne connaissait généralement que parce qu'ils avaient échangé quelques mondanités au détour d'une soirée, il fut autorisé à sortir, et reprendre son activité professionelle. "Avec précautions", avait ajouté le médécin, mais il aurait été bien en peine de faire plus. Les jambes un peu faibles, mais conservant tout de même assez de muscles pour le porter sans trop d'effort, il se rendit à son travail.

Heureusement, il n'avait pas raté cet évènement ! Son patron allait prononcer un discours important, qui déterminerait certainement la suite de sa carrière, et également de celle de John. Ca se passait comme ca, ici. Chaque patron amenait avec lui ses proches collaborateurs, et virait ceux du précédent. Bah... c'était le système qui voulait ca.

Il passa un portique de sécurité, qui se mit à sonner. Il vida l'intégralité de ses poches, les sourcils froncés, et repassa. Nouvelle sonnerie. C'est alors qu'il se souvint du pacemaker. Il le dit au garde, qui eut l'air de s'en souvenir brusquement, et le laissa passer sans autre formalité. Il fût contrôlé deux fois de plus, dans le bâtiment. La sécurité avait été renforcée, suite aux nombreuses menaces envoyées à son patron, depuis le monde entier. Mais ici, aucun risque. Tous les journalistes avaient été fouillés, leurs instruments vérifiés, avant d'être admis dans la salle de presse. La Maison Blanche n'était pas un moulin.

Le président l'apperçut, et vint l'accueillir dans les coulisses. Après s'être enquis de l'état de santé de son collègue, il l'invita à le suivre. Après tout, les conférences de presse étaient son domaine, et un peu de sympathie liée à l'état de santé d'un de ses proches collaborateurs ne pouvait pas faire de mal dans les sondages. Les caméras filmaient déja, et les flashes crépitèrent quand ils arrivèrent sur la scène. John resta un peu en retrait, à la droite du président, tandis que celui-ci s'approchait des micros.

C'est alors que l'enfer se déclencha. John ne sentit rien, il n'en eut pas le temps. Pas plus que le président. Tous deux explosèrent en une gerbe de sang, de bouts de chair et d'esquilles d'os. L'estrade fut ravagée, le pupitre vola en éclats, et les premiers rangs des journalistes furent aspergés de débris. Les journalistes indemnes, ne perdant rien de leur professionalisme, commentaient le drame, alors que la sécurité se portait au secours des blessés.

C'est ce que regardaient à la télévision le chirurgien, et la jeune femme. La jeune femme raccrocha son téléphone portable, l'air déçue, et dit : "Je crois que je viens d'exploser mon forfait..."
Puis ils éclatèrent de rire.

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